Gasprom : Bonjour Mr SALA-MOLINS.
Vous êtes donc venu à Nantes pour le Festival Film du Gasprom et pour la conférence-débat du Collectif REGARDS CROISES. Nous avons profité de votre présence à Nantes pour vous posez quelques questions.
Tout d’abord vous venez de visiter l’exposition des Anneaux de la Mémoire, nous souhaiterions connaître votre avis sur cette exposition.
Louis SALA-MOLINS : Bonjour
J’avais eu peur avant d’entrer dans cette exposition parce que, étant donné certaines choses que j’avais entendues concernant sa préparation, étant donné la mise à l’écart de certaines personnes qui étaient censées participer à la mise en train de tout cela, je craignais une exposition qui ne serait pas, je ne dirais pas neutre, qui ne serait pas objective.
J’avais peur d’assister à la mise en scène d’une espèce de distribution des bons points et des mauvais points,(“torts partagés, comme c’est triste !” etc…). Et puis non. Finalement cette exposition constitue, me semble-t-il, une excellente base de réflexion sur ce qu’a été la traite négrière, sur ce qu’a été le rôle joué par Nantes dans cette traite, et sur l’articulation de Nantes à un réseau qui contamine, qui intéresse une vaste zone européenne.
Il me semble que, tout compte fait, le bilan est globalement positif pour utiliser un langage rodé, oui, globalement positif.
L’exposition ne pérore pas, elle montre, présente. On ne peut pas présenter dans une totale neutralité. Personne ne croit à une objectivité absolue. Mais l’engagement d’un langage, qui se veut neutre, passe et l’engagement est bien celui de mettre Nantes en face de son histoire, l’Europe (au sens que vous voudrez) en face de ses responsabilités concernant ce crime contre l’humanité que re présente la traite négrière, avec évidemment ici et là quelques points de détail qui m’ont effarouché, qui m’ont énervé, mais qui me semble-t-il, constituent des peccadilles par rapport à une impression qui reste positive.
Vous savez combien il est difficile d’intéresser les adolescents à des choses que les croulants font. J’ai constaté qu’au début de l’exposition quelques ados, qui étaient par là, gardaient, malgré la rigueur des documents, et tout, cette capacité constante de ricanement, (“oh vous savez moi je ne vais pas être ému, gna-gna… gna-gna…, on rigole”, etc…) Et ce rire devenait ce ricanement, cette bonne humeur allait s’amenuisant, devenait un petit rire un rien plus nerveux, et puis ça devenait tout simplement du silence. Et je trouvais à la fin de l’exposition un silence ému. Et cela se calmait très tôt. Un silence, une sérénité, une espèce de componction.
Les gens, pour le dire tranquillement, en prenne plein la gueule, et on voit qu’on en prend plein la gueule quand justement les commentaires se font en sourdine, quand on ne dit plus rien. C’est donc un élément mineur, j’en conviens, mais pédagogiquement, je ne peux pas ne pas constater qu’il y a là quelque chose de positif.
G : Voilà c’était donc votre première réaction. Pourriez-vous revenir sur vos critiques éventuelles et sur les points qui vous ont choqués ?
Louis SALA-MOLINS : Il y a des points qui m’ont choqué, mais je ne pense pas qu’ils soient là du fait d’une mauvaise intention. Je ne pense pas qu’ils résultent d’une volonté de mal faire, mais peut-être de négligences et peut-être d’un difficulté à assumer la catastrophe dans toute son intensité.
Les points sont les suivants, je les ai noté.
Tout d’abord à l’entrée même il y a une figure de proue. C’est un noir couronné, un noir en majesté. Le petit texte explicatif joue de cette couronne, joue au sens réthorique et annonce tout de go, (et c’est la première impression en entrant dans l’exposition), qu’il y avait eu un débat en Europe en général et en France en particulier sur la manière d’être des “nègres” – utilisons le langage qui était le leur – : Bestialisé, esclave ou roi ? Va savoir ? Et nous prenons l’aspect le plus positif. Le noir à l’humanité parfaitement accomplie. Tellement accomplie qu’il a une couronne. Or je suis désolé, il n’y a pas eu ce débat, ce débat n’a pas eu lieu.
Ce qu’il y a, dans la très rare production littéraire qui puisse se référer d’une façon ou d’une autre à la traite ou se référer à l’homme africain, c’est la bestialité de l’africain, et à l’autre extrême une récupération du coté des blancs de quelques africains dont on aurait besoin pour la fiction romanesque plausible. Le noir dès qu’il passe en littérature et dès qu’il doit jouer un rôle noble, il perd son africanité, il perd ses caractères négroïdes, tous et chacun de ces caractères négroïdes sauf la couleur. Et on vous décrit un noir tellement noble d’esprit, avec un coeur tellement généreux qu’il est blanc ; on voit ses lèvres perdre de l’épaisseur, on voit son nez se redresser s’amincir et on parle tranquillement, et les textes le disent tranquillement, qu’il est au fond, blanc. Donc le débat n’est pas là.
Le débat c’est la possibilité ou l’impossibilité de détecter ici ou là, chez des personnages très ponctuels et généralement évidement comme par hasard fils de prince, de signes d’humanité accomplie, donc blanche.
Quant à la couronne, elle ne veut strictement rien dire. Chacun est habitué, même si on n’est pas très fort en héraldique, voir dans l’héraldique de nos pays européens la couronne sur n’importe quoi. On a des aigles couronnés, des salamandres couronnées, des lions couronnés, des renards couronnés, alors en quoi le fait de couronner le “nègre” veut dire que l’on en fait un noir au summum de sa noblesse. Il y a tout simplement un jeu héraldique, basta !
Et annoncer d’entrée de jeu un débat, qui évidemment toucherait les forces vives de cette saison sur l’esclavage, l’esclavage naturel des noirs ou sur l’humanité accomplie des noirs, c’est annoncer quelque chose qui est vraiment absent au sens fort du terme du débat européen en général sur la période du XVIII ° et XVII° et en français en particulier. La France ne se pose pas cette question. C’est un thème qui m’a frappé, j’ai eu peur quand j’ai vu que les choses commençaient comme cela. Je me suis dit “cela va mal finir”. Et puis non, après, les choses allaient mieux.
Un autre thème qui me semble plus délicat, c’est un choix esthétique des gens qui ont fait l’exposition. Les notices qui accompagnent les différentes pièces sont faîtes sur un papier qui suit un tout petit peu le grain ,non pas du parchemin, mais du papier de l’époque. Les caractères typographiques sont de saison, de sorte que quelqu’un qui n’aurait pas l’esprit retors comme vous et moi, pourrait mettre du temps pour se rendre compte qu’il n’est pas en train de lire des textes d’aujourd’hui, de 1993, mais des textes de saison.
C’est important. Si vous lisez un texte qui prend de la distance par rapport à l’esclavage, et que vous insinuez que cette distance est prise par les gens de l’époque, vous leur donnez une espèce de bon point moral qu’ils perdent dès que vous vous rendez compte que vous êtes en train de lire de la littérature d’aujourd’hui. Donc, cette fiction esthétique ou plutôt cette trouvaille esthétique consistant à typographier comme si nous étions dans un atelier de presse du XVIII° ou du XVII° m’a gêné.
Un autre thème et ce sera le dernier ou l’avant dernier, c’est la confrontation entre la traite et les traites. Entendons par les traites les façons dont des peuples, des nations, des tribus, des ethnies, tous les mots se valent, s’affrontent à l’intérieur de l’Afrique. Les africains utilisent la pratique qui est “cohérente” – qui a été constante par exemple dans l’affrontement entre le christianisme et l’Islam- de prises de guerre et de captivité.
Lorsque nous parlons en Europe de captifs d’un tel chez l’autre nous ne disons pas traite.
Lorsque Pise et Gènes se tapent sur la gueule et que les pisans se trouvent en prison à Gènes, et que réciproquement les génois se trouvent en prison à Pise personne ne parle de trafic d’esclaves, on parle d’affrontement et on parle de prise. Je sais bien que pour celui qui est dans les fers, c’est pareil, mais ce n’est pas du tout égal au point de vue symbolique. Là non, nous avons à faire à une vastitude informe : l’Afrique, un espace. Bien qu’il y ait eu effectivement des itinéraires de traite et une pratique esclavagiste, il y aurait une tendance à tout redire en termes d’esclavage intra-noir. Alors on fait des gorges chaudes : “voyez comme ils sont, ils passent leur temps à se vendre”. Non ! Là, la distinction entre affrontements guerriers, affrontements commerciaux entre différentes zones d’Afrique et la banalisation de tout cela dans les traites est à faire. La personne qui suit l’exposition, quand elle sort il n’est pas sur du tout qu’elle ait été initié à considérer les choses autrement, et elle va sortir avec le cliché d’une masse amorphe de gens bizarres se tapant entre eux pour des prunes. A mon avis, les quelques affichettes de l’exposition ne règlent pas cette question.
Pas réglé non plus, me semble-t-il, (là aussi c’est une question de détail) le thème de la balance excédentaire.
J’ai lu en passant que grâce au sucre les empires de saison sont des empires sucriers, c’est vrai, et on parle de balance excédentaire. Ces empires ont une balance excédentaire, ils ont plein de fric grâce au travail, à la sueur, au sang et à la mort des esclaves. On parle de cette balance excédentaire, de bilan excédentaire en termes qui ne sont pas faux. On dit que ce sera là le prix, qui permettra de couvrir le coût de l’industrialisation.
L’Europe s’industrialise grâce au trop perçu, si j’ose dire, dans les empires sucriers. Moi je préfère penser comme Jean Jaurès et comme d’autres historiens, m’en tenir à la France puisque c’est notre lieu de pratique habituelle à vous et à moi. Je préfère penser cela sous une autre perspective.
L’excédent permet grossièrement, un jour à la France, de “mettre en jachère” sa propre production pour vaquer à la révolution, pour permettre de moins s’occuper, de moins travailler parce qu’on a une révolution à faire. Il m’est agréable de penser et je sais que j’ai l’histoire pour moi, que de ce point de vue là on peut très bien dire, sans forcer les textes, sans tromper son monde, que l’esclavage finance la révolution.
G : C’est une perspective inhabituelle pour l’histoire classique qu’on nous enseigne de manière commune.
L.S.M. : Mais il ne faut pas enseigner des choses comme ça aux gens, parce qu’il ne faut pas désespérer de Billancourt [rires…]. Si vous apprenez aux gens que l’esclavage finance la révolution il faut changer, le Panthéon, il faut changer les iconostases, il faut changer les monuments publics. Il faut faire tout autre chose, alors on ne va pas ….
Il n’est pas du tout évident que le blanc moyen d’aujourd’hui soit tout à fait convaincu au fond de lui-même que le noir est un homme. Vous et moi le savons, mais ce n’est pas évident évident pour tout le monde ; alors commencer à dire cela, hum… Mais je suis désolé, les chiffres sont là, cet excédent fait que.
G : Mais c’est choquant !
L.S.M. : C’est choquant et on ne le dit pas. Et la révolution industrielle c’est vague ; cela n’a pas les même implications, on n’a pas un attachement tellement sensuel à cette notion. Mais “ils financent la révolution”, bah c’est quand même dur !
G : Les droits de l’homme financés par les noirs !
L.S.M. : Ben voilà ! Ça la fout mal, les droits de l’homme financés par ceux qui en seront exclus !
Dès le préambule de La Déclaration les noirs sont exclus. Car comme vous le savez la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen c’est quelque chose de très joli. Les français en connaissent l’article premier et pas le deux, mais ni les français ni personne ne s’occupent du préambule.
Or que dit le préambule ? Le préambule de la Déclaration de Droits de l’homme dit que cette déclaration qui va suivre concerne “tous les membres du corps social”. Or le contexte juridique de saison les noirs, les esclaves ne sont pas dans le corps social. Donc les financiers – soyons brutaux- les banquiers de la Déclaration sont hors déclaration. Or cela, un petit truc comme cela dans l’exposition cela pourrait être dit. Ce ne serait pas gênant. Mais évidement on ne peut pas tout dire…
Voilà les quelques carences, si vous voulez…
G : Nous pourrions maintenant passer à un autre type de questions. Si vous pensez que cet type d’exposition est une bonne chose, que pensez-vous que l’on puisse en faire ? Comment l’utiliser ?
L.S.M. : J’ai presque envie de dire : “Cela se passe à Nantes, mais ce n’est pas l’affaire de Nantes”. Quelque chose que l’exposition insinue, mais qui n’est pas encore brutalement posé à mon avis : c’est l’affaire de tout le monde !
On peut se promener en quelque sorte chez les méchants négriers comme si on était dans un musée d’horreur. NON ! C’est notre affaire, c’est notre histoire. C’est notre respiration, c’est nous tous.
A partir de là, ce qu’il est possible de faire c’est d’énerver. Enerver non pas sur le plan de la polémique stérile, mais de la polémique saine, en tenant compte d’une stratégie précise d’insertion dans la contemporanéité à partir de ce “consensus” que marque pour le meilleur et pour le pire cette exposition.
Il est grand temps de passer à une analyse point par point, de mettre en évidence les horreurs, et encore une fois cette histoire de “les traites” au pluriel et “la traite” au singulier, de mettre en évidence le financement, au sens fort et au sens précis, de la révolution, puis de se compter à partir de là. Qui se satisfait de cet espèce de passé historique crapuleux ? Qui en tire une leçon pour le travailler encore, pour l’interpeller encore jusqu’à l’aveu ? Soyons inquisiteurs une minute ! Et puis, qu’en faire pour l’avenir, pour aujourd’hui ?
G : Vous avez beaucoup travaillé sur les textes de cette époque, notamment sur le Code Noir puisque vous lui avez consacré plusieurs livres, et vous avez fait une remarque à propos de ce code et du code de la nationalité qu’on voudrait réviser en ce moment dans l’actualité présente. Pourriez-vous développer ?
L.S.M. : Oui c’est un détail, mais enfin les détails ça a parfois son importance. Cela se passait en 1987. Il y avait déjà Pasqua au ministère de l’intérieur. La droite s’agitait pour repenser le Code de la Nationalité, et il s’agissait de décréter que ceux qui étaient nés en France de parents étrangers- c’était un des thèmes essentiels- ne devenaient pas automatiquement français, mais qu’ils devraient le demander et le vouloir. Donc la naissance ne suffisait pas. Il me semblai intéressant de faire remarquer que, sur ce point là, l’art de naître français, était mieux favorisé par cette horreur juridique qu’est le Code Noir- le code de l’esclavage- que par les dispositions qu’on faisait dans la maquette d’un nouveau code de la nationalité.
Je prends le Code Noir, où tout se passe toujours mal, où les choses n’aboutissent pas. Mais c’est un code et en tant que code il y a une prospective. Il se peut que l’esclave s’en tire bien. Il se peut qu’au bout de mille peines s’il passe au travers de toutes les calamités, il arrive à pouvoir en quelque sorte se dégager de sa position d’esclave. Alors voilà ce que le Code Noir prévoyait, et ensuite ce que prévoyait Pasqua et ce que prévoyait la droite.
Le Code Noir prévoit ceci, (encore une fois cela se passera très mal, la situation que le Code Noir analyse ne sera pas fréquente), article 57 :
“Déclarons les affranchissements des esclaves faits dans nos îles leur tenir lieu de naissance dans nos îles, et les esclaves affranchis n’avoir besoin de nos lettres de naturalisation pour jouir des avantages de nos sujets naturels dans notre royaume, terre et pays de notre obéissance, encore qu’ils soient nés dans les pays étrangers.”
Vous me suivez ?
G : oui.
L.S.M. : Donc celui qui naît dans les îles ou est affranchi dans l’île, qu’il soit affranchi dans l’île ou qu’il soit né dans l’île, du moment qu’il est affranchi il devient français, il n’a pas besoin par dessus de “nos lettres de naturalité pour jouir des avantages de nos sujets naturels dans notre royaume”. Il devient sujet naturel tout court, tout simplement. L’affranchissement le fait “sujet”, et le faisant “sujet” il n’y a pas besoin d’insister, c’est réglé.
Article 59 :
“Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres, nous voulons que les mérites d’une liberté acquise produise pour eux, tant pour leur personne que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets”.
C’est soi assez délicat parce qu’il y a ce problème d’une “liberté acquise” et d’une “liberté naturelle”.
Mais je constate que cette automacité qui est dans le Code Noir, qui est dans l’horreur juridique absolue, elle n’est plus de mise actuellement. C’est quand même considérable.
G : Est-ce que ce texte n’est pas la base qui a servi dans les naturalisations dans l’empire français, car c’est à peu près le même chose qui se passait, car avant né au Congo par exemple on était français ?
L.S.M. : Pardon, voulez me répéter la question ?
G : Dans l’ancien empire colonial français, les personnes nées sous domination étaient françaises.
L.S.M. : Non.
G : Pour certaines ?
L.S.M. : NON, nous avions à faire pendant l’empire, parce que beaucoup de choses avaient évolué, et qu’on ne pouvait plus appeler les esclaves esclaves, nous avions à faire au “Code de l’Indigénat”.
Et les gens dont vous parlez étaient en banlieue du droit français. Ils n’étaient pas citoyens et ils gagnaient la citoyenneté à des conditions extrêment sévères. La France éternelle, la France Juleferriste, tout et tout, gna-gna, gna-gna…
G : Républicaine ?
L.S.M. : Oui républicaine, généreuse, altruiste, civilisatrice, modèle de l’humanité, n’en jetez plus la cour est pleine… La France avait donc aménagé des tas de banlieues juridiques autour du droit français : cela s’appelait le “Code de l’Indigénat”. Et les gens, par exemple le congolais ou le sénégalais, -sauf de St Louis- ou l’algérien, étaient sujets de leur propre unité politique qui était sous tutelle française. Et les français s’octroyaient un double contrôle. Un contrôle immédiat sur les citoyens français, et un autre contrôle sur la façon dont un tel se tenait bien par rapport à son code d’origine, son “Code d’Indigénat”. La France avait et exerçait un double contrôle : elle était garante du code civil, mais aussi garante des différents codes de l’indigénat.
Pour devenir français il y avait mille façons. L’une des meilleures ? Prenons un exemple, allons vers la fin de cette histoire extrêment réjouissante et fabuleuse, la guerre 14/18. Prenons le tirailleur sénégalais ou prenons un tonkinois. Les textes de saison précisent que sur la foi du récit que fera l’officier ou le sous-officier, l’indigène, -donc le sénégalais ou le tonkinois- qui se sera battu pour la France, qui aura été blessé (s’il est mort il est mort !)… S’il s’est battu (une condition), s’il est blessé (deuxième condition), s’il en fait la demande et si le sous-officier trouve que ça vaut la peine, il peut devenir français.
G : Cela fait quatre conditions ?
L.S.M. : Oui, cela évolue très lentement l’histoire du code. C’est très bon pour nous, mais ce n’est pas fabuleux pour les autres. Pasqua aujourd’hui, et j’aurai presque envie de dire même Le Pen aujourd’hui n’auraient, me semble-t-il (quoique je touche du bois) aucune difficulté à octroyer et une croix militaire et une nationalité française à quelqu’un, qui venant de n’importe où, intègre une caserne française, se bat et va tuer quelques étrangers pour la grandeur de la France. Même Le Pen.
G : Oui bien sûr !
L.S.M. : Ici nous avons affaire ici à cela. Autre chose c’est la citoyenneté par mérite, quelle que soit la façon de l’accorder ; autre chose cette histoire d’automatisme que j’ai relevé en 1987.
G : Le droit à la naissance ?
L.S.M. : Oui, voilà. Ici nous avions affaire à une espèce d’automaticité naissance-droit du sol et à une articulation entre affranchissement et l’affranchi, par là même sujet. Mais dans le schéma que l’on nous propose aujourd’hui. Avec Pasqua il faut en plus qu’il le veuille, et puis on imagine bien qu’on enquêtera.
G : On enquête déjà.
L.S.M. : On enquête déjà…
G : Donc votre conclusion c’est que sur ce point là le Code Noir ?
L.S.M.. : Oui sur ce point là le Code noir était en avance sur le projet de Code de la nationalité que l’on nous prépare.
G : Donc le Gasprom peut s’appuyer sur le Code Noir ?
L.S.M. : Oui on pourra très très bien. Je l’ai déjà fait et j’espère que j’aurai une tribune pour le redire, pour mettre ces messieurs dames face à leurs responsabilités, et leur dire : “Ecoutez voulez-vous très franchement être en retrait du Code Noir ?”
G : Bon d’accord !
L.S.M. : Tiens revenons à l’exposition dont nous venons, le Code Noir est évoqué une fois. A mes yeux ce n’est pas assez parce que c’est une clé de compréhension, une entrée fabuleuse, pour savoir comment la France officielle et comment la France savante voit cette histoire, qui est présentée là surtout sur l’aspect échange culturel, économique, échange de denrées.
Question : Donc il faut lire le Code Noir.
L.S.M. : Oui. Je vais dire que parler de la traite, parler de l’esclavage français, parler de toute cette histoire et ne pas avoir sous la main le Code Noir, cela a l’air aussi intelligent, aussi insensé que quelqu’un qui voudrait -la comparaison est abusive, mais je m’en fous- se faire une idée de ce qu’est la chrétienté et qui n’aurait pas besoin de lire ni les évangiles ni les papes.
Question : ni la Bible ?
L.S.M. : Oui, il faut savoir quels sont les textes fondamentaux, les textes de référence. Il faut savoir parce que sinon là chacun brode…
G : Pour rester dans le domaine de la pensée, vous venez de faire récemment un livre sur les philosophes des Lumières et l’esclavage. Est-ce que vous pouvez revenir sur ce point et sur votre thèse comment les philosophes de la raison ont oublié l’esclavage ?
L.S.M. : Bien… Ce n’est pas ma thèse, vous savez je ne fais que raconter des textes.
Question : Un constat ?
L.S.M. : Oui, plutôt un constat, le bouquin dit qu’il y a une période intangible en France, en histoire tout court, en histoire de la littérature, en histoire des idées, en histoire de la philosophie, c’est “les Lumières”.
On ne touche pas aux Lumières. Les Lumières c’est fabuleux !
Moi je demande simplement de faire un graphique. Les Lumières ça commence quand, ça finit quand ? Alors on a des dates, on a une période, on met cela sur un décalque, un papier transparent, et après on prend l’esclavage : le Code Noir.
Oh même pas tout l’esclavage, ne serait-ce que le Code Noir. Le Code Noir il commence quand, il se termine quand ? Le Code noir commence en 1685 et il se termine en 1848. J’en déduis tout simplement, ce n’est pas difficile que le Code Noir déborde la période des Lumières en avant et en arrière et que les Lumières sont inscrites complètement dans la période qui produit et voit fonctionner le Code Noir.
Je dois en déduire ce simple fait : toute la période des Lumières est comprise dans l’étendue d’une période, d’une législation publique solennelle au vu et au su de tout le monde. Ensuite je vais voir de quoi s’occupent les Lumières. Je vois que les Lumières s’occupent de citoyenneté, d’universalité, de raison….
G : De droits de l’homme ?
L.S.M. : Droits de l’homme, égalité, tout quoi !
G : Humanité, définition de l’homme ?
L.S.M : Tout y est, oui définition de l’homme (faut-il lui faire un contrat ?).
G : Le bon sauvage ?
L.S.M. : Oui, tout cela est merveilleux ! Tout cela fonctionne à une seule et unique condition, c’est que j’évite surtout de sortir le Code Noir de dessous la table et que je lise tout ce ronronnement en soi.
Et alors qu’est-ce que je fais, je m’extasie devant la fabuleuse percée idéologique, rationnelle, etc… que font ces hommes des Lumières ? Et je me dis : c’est fabuleux ! Les meilleurs briseurs de chaînes c’est eux, les meilleurs pourfendeurs de l’esclavage c’est eux, tout et tout…
Mais si je regarde ensuite l’un et l’autre et que je demande aux philosophes des Lumières de me dire quelque chose sur le Code Noir, qu’est-ce que je trouve ? Rien, R.I.E.N.
Evidement ce n’est pas assez. Je trouve une commisération, je trouve : “Ah comme c’est dommage !”. Je trouve que, finalement, si on daigne donner aux noirs un statut supérieur à la bête, ce qui n’est pas évident, ou à l’objet, à la somme d’argent, on lui concède une âme qui fera son bonheur avec le Père Eternel, quand il sera mort. Mais, dans l’en deçà, je trouve une incapacité totale de la part de ces messieurs des Lumières, d’insérer cet esclave, d’insérer cet homme, cet africain dans le cadre de l’humanité, dans le cadre du genre, dans le cadre de la citoyenneté, et tout cela…
Eh bien, ce n’est pas rien. Et j’en conclus que les Lumières doivent être lues Code Noir en main, qu’il faut constamment aller voir quelle est la pratique de ces philosophes, quelle est la pratique des gens de lettres, quelles est la façon dont il se contentent ou ne se contentent pas d’une situation d’esclavage, qui, attention, n’est pas épisodique, pour quelques temps (ce temps couvre la totalité de la période des Lumières, les colonies constituent le fer de lance de l’économie française, et je parle encore une fois pour la France).
G : Dans l’exposition c’est très clair, les chiffres les plus importants c’est juste avant la révolution et au moment de la Convention.
L.S.M. : L’esclavagisme fait des miracles, les négriers font des fortunes juste avant la révolution et pendant les premières années jusqu’à la Convention, Convention comprise.
Il faut savoir que les historiens font des comptes et qu’ils n’hésitent pas à dire que la masse monétaire, la masse de négoce, de mouvement d’achat et de vente en France…
G : Le chiffre d’affaire ?
L.S.M. : Le chiffre d’affaire de l’ensemble, l’incidence de la traite et par conséquent du sucre, du tabac, de l’indigo, et tout… représente un tiers de la masse de ce qui se fait et se défait. Il faut évidement dans ce tiers y mettre le travail de arsenaux, tout simplement tout ce qui est fait, pensé, construit pour cela, un peu comme aujourd’hui lorsque l’on fait le chiffre d’affaire de l’automobile, il faut prendre les métiers attenants.
Question ? : L’essence, les assurances ?
L.S.M.. : Oui, Redisons le en terme de traite ; et la traite c’est un tiers. Alors tout de même on va pas me dire que Montesquieu, que Rousseau, que Helvétius, que Voltaire, que tous ces gens là ne sont pas au courant.
Lorsque qu’ils portent un regard, quand ils daignent en porter, sur la situation des noirs, lorsqu’ils pleurnichent, parce qu’il leur arrive de pleurnicher, alors ils peuvent pleurnicher et dire : “Comme c’est triste !” “Comme c’est dégueulasse !, C’est pas bien !” et tout et tout…
Encore une fois il ne faut pas se laisser faire, il faut écouter leurs pleurnicheries et puis les attendre au tournant. Quel tournant ? Eh bien là où, après avoir bien pleurniché, et bien s’être soufflé le nez, quand ils disent ce qu’il faut faire. Et alors dans ce qu’il faut faire, il faut fuir parce qu’on s’attendrait à ce qu’ils disent : “Puisque c’est comme ça, terminons-en tout de suite ! Arrêtons !”
Oh non, non, non et non, manquerait plus que ça, ça foutrait la pagaille, ça n’irait pas bien, ils se révolteraient… Ah non, non il faut y aller doucement, il faut les taper un peu moins que cela, il faut les taper parce que ce sont des idiots, mais moins que cela !
G : Il faut être humain ?
L.S.M. : Oui vous comprenez, vous ne voyez pas un paysan qui taperait tellement dur sur son mulet qu’il le tuerait, c’est idiot. Alors on tape le mulet, mais moins. Voilà, on tape moins ou éventuellement -c’est la formule de Diderot et Raynal-, on met de la musique comme ça autour pour qu’ils bêchent en cadence, pour que cela soit plus agréable, moins aliénant.
Quant à Condorcet il invente une période de 75 ans entre le jour où la France sera convaincue de l’horreur de l’esclavage et le jour où on libérera les derniers esclaves, parce que il faut y aller doucement, peu à peu, tranquillement.
Question : Un moratoire ?
L.S.M. : Un moratoire oui. Remarquez on a fait des progrès : pour les Kanaks là-bas, on a prévu un moratoire de 10 ans, mais un moratoire quand même, Et puis on a dit que c’était nous qui allions gérer cela.
Question : Oui le maître libérateur !
L.S.M. : Voyez que la France et les moratoires c’est une vielle histoire, absolument visqueuse et dérangeante, mais tout de même, cela la fout mal, 75 ans.
G : Donc les penseurs de la modernité ont partie liée avec l’esclavage ?
L.S.M. : Vous voulez dire les penseurs de Lumières ?
G : Oui.
L.S.M. : Ils sont empêtrés complètement dedans.
G : Non parce qu’à la faculté, par exemple, on nous enseigne l’émergence du sujet.
L.S.M. : A la faculté on nous enseigne tout ça, moi j’ai fait mes études supérieures ici, je suis d’ailleurs cela se remarque à mon accent, je suis un peu sauvage sur les bords, je me suis francisé, gna-gna, petit à petit comme ça. Eh bien je n’ai jamais entendu en tant qu’étudiant et ensuite en tant que chercheur (mais dans le même domaine la philosophie) de distanciation, de recul critique par rapport aux saints et martyrs que nous vénérons sur l’iconostase des Lumières.
G : Il faut rester conceptuel ?
L.S.M. : Il faut rester conceptuel. Ces messieurs n’avaient pas à s’en occuper, du moment qu’ils avaient découvert la raison, ça va. Du moment qu’ils ont dit de grandes choses, ça va très bien. N’allez pas vous emmerder avec des retombées pratiques d’un langage qui se veut rationnel…
Vous comprenez on ne peut pas tout le temps être en train de regarder là-haut dans la stratosphère, de mettre de l’ordre dans l’ontologie au risque de se péter la gueule par terre, si vous regardez vers le ciel vous ne voyez pas les esclaves, les esclaves sont par terre, si vous regardez à l’horizon, si vous fixer l’azur, si vous fixez les cumuli ou la ligne bleue, vous allez vous péter la gueule éventuellement, mais vous ne pourrez surement pas voir les esclaves qui bossent devant vous.
G : Alors la seule sortie pour la pensée des êtres sera la pensée génétique au XIX° siècle ?
L.S.M. : Chez ces messieurs, lorsque nous arrivons à Buffon, à Grégoire, à Condorcet, à Grégoire surtout et à tous “les amis des noirs”, qu’est-ce qu’ils trouvent comme moyen pour faire des sauvages des hommes ? Ils trouvent tout simplement un critère raciste. Ils font une distinction béton entre les “sang-mêlés” ou les métis qu’ils appellent “gens de couleur” et les noirs.
Et le France boit la tasse des “gens de couleur”. Voyez… “les gens de couleur”, les métis – disent Grégoire et quelques autres- ce sont des êtres dont le corps a été régénéré par le sang “blanc”, puisqu’il y a un peu de sang blanc dans leur veines, et une seule goutte de sang blanc vous arrange toute l’horreur du sang noir. Une seule goutte suffit à vous mettre un noir d’aplomb. Quant au noir tout noir qui n’ont pas pu copuler, qui n’a pas pu…
G : Qui n’a pas eu de transfusion sanguine ?
L.S.M. : Oui. Les noirs qui n’ont pas eu de “transfusion sanguine”, (eh bien tiens ça fait un drôle de machin, de raccourci votre histoire…) ils vont croupir en attendant que, mon dieu, le temps passe. Oui ces messieurs de Lumières, un type qui est au Panthéon, l’abbé Grégoire passe son temps à envoyer des notes là-bas, en disant aux “sang-mêlés” :
“tenez donc les noirs !, tenez-les !”, votre mission à vous, les sang-mêlés, les déjà-blancs, (vous on vous adore, puisque vous êtes comme nous, puisque notre sang coule dans vos veines), est très précise : il faut tenir les noirs !
Attention les noirs que vous voyez sont très noirs, mais ce sont quand même vos frères, vos pairs, tenez-les, mais avec modération, ne les ennuyez pas trop.
Voilà en gros comment les choses se passent. Alors évidement je conçois très bien que l’on puisse tenir ce baratin (enfin je ne le conçois pas). Je me résigne à lire mille et une lecture des Lumières qui prônent l’universalisme, qui prônent la philanthropie et qui disent par conséquent : “ferme ta gueule, les affaires c’est réglé !”.
Bah, ils ont découvert cela, mais ils ont tout de suite régionalisé l’universel, ils ont tout de suite régionalisé la philanthropie et ils ont dit “nous sommes égaux” à condition que tu entres dans la catégorie des “tous”. Si je dis que nous sommes égaux et toi tu n’es pas dans ce “tous” là, alors on n’avance pas beaucoup. On se retrouve tout seul, et chef et, bien sûr, avec une mission civilisatrice sur les bras. Jules Ferry va se référer explicitement et constamment au langage des Lumières : “Ces sauvages là ils nous les faut, on va les élever jusqu’à nous, il faut les éduquer !”
Et la France éternelle…
On passe là-dessus… Pas de critique de ce point de vue là ni universitaire ni scolaire. Et la France n’est pas conduite, la France scolaire, à se confronter avec le chancre énorme de cette histoire, avec ce chancre qui vient ternir l’éclat de Lumières. Alors il m’arrive de dire pour que les choses soient claires : “Je suis blanc tout court et ça m’est égal ce qui se passe chez les jaunes, les verts, les gris, les noirs. Les Lumières me vont”. Et c’est évident qu’elles me vont.
Mais si je suis noir, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?
Je les récupère telles quelles ces Lumières. Je les régionalise, à partir de ma “noireté” et je t’allume un feu de tous les diables, nom de dieu et je te fous le feu à la maison. Je m’approprie ce langage, je vais à mon tour régionaliser et je vais rendre la pareille. Voilà où cela mène.
G : Quelle serait votre conclusion pour la pensée d’aujourd’hui ?
L.S.M. : Pour la pensée d’aujourd’hui ? Il faudrait abolir le code de la nationalité. J’ai entendu Balladur, dire que l’Europe verrait ce qu’elle verrait, que la France avait été pendant longtemps un modèle pour l’Europe et pour le monde, et que, vous allez voir ce que vous allez voir, nous allons redevenir un modèle. Chapeau ! Sympa ! Redevenir un modèle !
Je veux bien que nous soyons des modèles, mais j’ai peur parce que à chaque fois que la France a été un modèle et que c’est le pouvoir en France qui parle de modèle, cela ne va pas sans grabuge. Cela a été la période de Napoléon, ça a été l’expansion napoléonienne, ça été à l’époque de l’expansion colonialiste. Et Pétain…
G : L’Etat Français ?
L.S.M. : Oui, c’est un langage que Le Pen pourrait très bien tenir.
G : Oui avec la pensée de la différence…
L.S.M. : Eh bien moi cela m’effraie, il y a urgence sur un point précis. On apprend aux français dès qu’ils naissent qu’ils ont la chance, (ça n’arrive qu’en France de tous les pays que je connaisse), qu’ils ont la chance inouïe d’être nés dans le pays le plus intelligent de la terre.
On le leur dit tellement du matin jusqu’au soir, ils sont tellement imbus, sans le savoir, de leur suffisance, qu’ils ne savent même pas à quel moment leur regard sur l’autre est mépris de l’autre ; ils ont l’innocence pour eux. Si nous arrivions, chacun dans son coin, à faire en sorte que la France sache qu’il y a un seuil à partir duquel le recul critique, légitime par rapport à un tiers, n’est plus un recul critique légitime mais est sarcasme et mépris, nous ferions là quelque chose d’intelligent, quelque bienfait.
C’est donc une formule qui est donc beaucoup plus de l’ordre de la stratégie politique et de la stratégie d’intervention dans le social qu’une formule mathématique. Mais c’est là qu’il faut agir, c’est par là qu’il faut convaincre.
Et pour faire cela, pour que la France puisse faire cela, il me semble qu’exhumer le Code Noir, de rendre compte de quels ont été les enjeux, quels ont été les ombres des Lumières, de ce qui est l’inavouable accompagnant l’humanité, ça c’est extrêment urgent, pédagogiquement urgent.
G : Les non-dits, une psychanalyse pour affronter le passé ?
L.S.M. : Non ce n’est même pas la peine ! Ce serait tant mieux, mais ce n’est même pas la peine de faire une psychanalyse, une lecture linéaire avec le Code Noir en main suffit. Le Code noir, ce n’est pas la peine de savoir si Colbert a écrit cela parce qu’il avait la rougeole, qu’il ne bandait pas assez ou trop… Non, ce n’est pas du tout cela. Mais voyons quel est notre rapport culturel à notre histoire.
G : J’entendais psychanalyse au sens de se défaire des illusions.
L.S.M. : Oui j’entends bien. Mais, vous savez, une lecture sereine et plate de quelques textes peut servir, sur ce point là et je reviens à notre point de départ. Une ballade sereine et tranquille dans cette exposition n’est pas mauvaise. L’honnête citoyen en sort, j’en suis convaincu, sinon ébranlé, au moins dubitatif et atteint, et c’est déjà pas mal.
G : Alors une dernière question par rapport à cette difficulté qu’a la France pour aborder son passé, comment l’expliquez-vous par rapport à notre rationalité, à notre façon de voir les faits ?
L.S.M. : Si je vous disais que je ne me l’explique pas je ne ferais pas mon métier et pourtant je ne me l’explique pas. Dans ce cas là je suis toujours conduit à parler d’un effet comme d’une cause. Je constate, je ne sais pas d’où ça vient. Je constate que la France, qui est imbue d’Etat, imbue de citoyenneté, qui dans ses profondeurs n’a plus de problème de reconnaissance d’elle-même à résoudre, sait où elle est, ce qu’elle veut, à quoi elle sert, quand est-ce qu’elle pérore, quand est-ce qu’elle pète plus haut que son derrière, quand elle se sent bien.
Ce confort juridique et politique permet à la France de basculer dans une pétulance d’ordre déjà anthropologique. Enfin c’est connu, nous baisons mieux que les autres… Nous sommes très rationnels, nous sommes cartésiens. Lorsqu’un commissaire politique, un flic dit : “tiens cette porte était ouverte mais je vois que la serrure a sauté, c’est donc que quelqu’un a forcé la porte”.
On dit : “Ah, il est cartésien !”. Ailleurs on dit : “Ah, il est pas con !”. Ici tout de suite on est cartésien. Alors vous comprenez on vous dit cela tout le temps, tous les matins.
Comment ne pas être amoureux fou, amoureux fou de soi-même. Et la France passe son temps à se masturber, à se dire “combien je suis belle !” devant la glace, à se dire “putain que c’est beau !”, voilà.
Mais encore une fois j’ai la sensation que je parle d’un effet, la cause m’échappe. Mais l’effet me suffit. Les effets pervers me suffisent. C’est le racisme, c’est le rejet, c’est l’arrogance d’un groupe de français à l’étranger, vous avez du voir cela. Un groupe de français en train de se balader à l’étranger, jouant du sarcasme, du mépris, etc…
G : La France a une haute idée d’elle-même ?
L.S.M. : La France a une haute idée d’elle même et les chefs cultivent cela.
G : Y compris les révolutionnaires ?
L.S.M. : Oui bien sur, la France de droite et de gauche, la France qui domine. Notons une phrase qu’a dit Rocard il y a quelques temps. Je ne me souviens pas le contexte, mais je me souviens de la question et de la réponse. Un journaliste demandait à Rocard : “être français, c’est quoi pour vous ?” et la réponse était : “une certaine fierté !”.
Je vous garanti (et Rocard était ministre) que si vous posiez cette question à un ministre espagnol pour l’Espagne, à un ministre italien pour l’Italie, il est impensable qu’une réponse à ce point suffisante puisse être proposée. Et si elle l’est, le lendemain elle fait les grands titres de la presse mais au chapitre de l’humoristique, on se moque. Ici on l’admet, voyez le gaullisme…
G : De la révolution au socialisme récent il y a une fierté française ?
L.S.M. : Oui absolument, oh ça la fierté de la France, la grandeur… Ailleurs on en parle en rigolant de “la grande nation”. Chez moi on dit [en Catalogne] : ” ah salut toi, tu viens de la grande nation !”. Ce n’est pas dit avec complaisance, c’est dit avec le rictus de l’ironie.
G : Donc votre conclusion ?
L.S.M. : Ma conclusion ? Je l’ai dit à l’instant : chercher le seuil entre la critique et le mépris !
G : Bien !
L.S.M. : Et surtout le trouver…
G : Merci !